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Ce que vous allez lire n’est pas juste une interview. C’est une transmission. Un geste transmis à travers le temps, une beauté vivante, une connexion sacrée entre l’artisan et le divin. L’interview est longue, dense, presque méditative. Je vous invite à la lire comme si vous entriez dans un temple : lentement, avec révérence.

 

Chinar Farooqui - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

Chinar Farooqui, Fondatrice d’Injiri

 

Chinar Farooqui, la fondatrice de la marque indienne Injiri, est designer textile. Au fil des ans, elle a renforcé sa relation aux matériaux, au temps et aux processus silencieux intervenant dans la fabrication des tissus. Elle dit que la part la plus significative de son apprentissage ne s’est pas déroulée à l’école, mais lors de voyages calmes vers des centres d’artisanat, au cours de longues conversations avec des tisserands et des teinturiers, et en observant comment se déplacent les mains, répétant un même geste des milliers de fois jusqu’à ce qu’il devienne naturel.

Dans cette interview, nous explorons la richesse de l’histoire et de la philosophie d’Injiri, une ode sacrée à la tradition des textiles indiens. Cette marque vénère la sagesse intemporelle transmise de génération en génération, en l’élevant à un plan de révérence et de dévotion éthique. Inspirée par les traditions sacrées de l’Inde, tissées dans chaque fibre, Injiri collabore étroitement avec des artisans et des communautés locales, honorant la patience, la dévotion et le respect qui sont au cœur de son métier. Son approche de la mode lente célèbre la beauté imparfaite et l’authenticité sincère de chaque pièce, transformant les vêtements en récipients d’histoires, de mémoire et d’âme culturelle. Ainsi, elle favorise une connexion profonde entre tradition et durabilité, élevant l’art textile à un acte sacré de préservation et de révérence culturelle.

 

 

Injiri green - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

 

« Avant de lancer Injiri, j’ai travaillé dans la campagne indienne. Mais je revenais toujours à l’habillement, non pas dans le sens de la mode, mais dans la dimension la plus profonde où le vêtement reflète la vie, la communauté et la mémoire d’une personne. Pour moi, les textiles ne sont pas seulement des surfaces. Ils renferment des histoires, portent des souvenirs et marquent le temps. »

 

Comment êtes-vous arrivée dans le monde de la mode ?

 

Pour être honnête, je n’avais pas vraiment prévu d’entrer dans le monde de la mode. Je n’avais jamais été guidé par les tendances ou l’industrie, mais par une fascination plus profonde pour les vêtements fait-main, pour les textiles traditionnels et pour l’intelligence silencieuse derrière la fabrication des vêtements dans le passé. J’ai toujours été plus intéressée par la façon dont les gens s’habillaient dans leur vie quotidienne, comment leurs vêtements reflétaient le climat, la géographie, les rituels et la mémoire, plutôt que par ce qui était considéré à la mode.

Quand j’ai créé Injiri, l’idée n’était pas de lancer une marque dans le sens conventionnel. Cela a commencé comme un petit projet personnel, basé sur l’amour du tissu et des personnes qui le fabriquent. Il n’y avait pas de « collections » telles qu’on les connaît, seulement des pièces créées en dialogue avec les processus artisanaux et avec les vies qu’elles étaient destinées à intégrer. Je pensais à la saisonnalité, à l’utilité, aux histoires régionales. Peu à peu, le travail a trouvé son propre rythme, et ce rythme est devenu quelque chose que d’autres ont commencé à percevoir et avec quoi ils ont commencé à établir une connexion.

 

Quelle est l’essence d’Injiri et quel est votre public ?

 

L’essence d’Injiri réside dans le silence, la lenteur, le soin et un profond respect pour le métier.

Tout ce que nous faisons commence par le tissu lui-même. En fait, cela commence parfois même avant, avec le fil, la teinture, le métier à tisser. Nous ne commençons pas par un croquis ou une silhouette. Au contraire, nous laissons la toile nous guider. Sa texture, son poids, sa mouvement, tout cela nous dit comment une pièce doit être. Dans ce sens, notre processus ne consiste pas à concevoir de manière traditionnelle.

 

Il s’agit d’écouter.

 

Nous ne cherchons pas à suivre les tendances ou la saisonnalité telles que la définit la mode. Notre relation est avec le temps, pas avec les calendriers. Il y a de la lenteur dans la façon dont nos vêtements sont assemblés, mais aussi dans la manière dont nous espérons que les gens les expérimentent.

Quant à la cible pour laquelle nous créons des vêtements, nous n’avons jamais défini un public cible dans le sens habituel du marketing. Nous ne concevons pas en pensant à des démographies. Au contraire, nous pensons à la sensibilité. Nos vêtements sont faits pour des personnes qui remarquent les détails, qui aiment le silence, qui trouvent la beauté dans la texture, l’imperfection et la mémoire.

Injiri Village - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

Pourriez-vous décrire le type de matériaux et de teintures que vous utilisez ?

 

 

Chez Injiri, nous travaillons exclusivement avec des tissus tissés à la main, chacun créé en collaboration avec des communautés de tisserands de différentes régions de l’Inde. Les techniques varient : certains tissus sont tissés sur des métiers à broche traditionnels, d’autres sur des métiers à cadre ou même sur des métiers à ceinture, selon la communauté et son héritage artisanal.

Les matériaux que nous utilisons sont tous naturels : coton filé à la main, eri soie, tussar, pashmina et laine. Chaque fibre apporte son caractère et son rythme propres au tissu. Nous n’intervenons pas trop dessus. Notre approche consiste davantage à travailler avec le matériau qu’à essayer de le contrôler ou de le perfectionner.

Concernant la teinture, nous utilisons un mélange de teintures naturelles et de teintures azo-libres à faible impact. Le choix dépend du matériau, de la région et des pratiques locales de teinture. Dans certains endroits, la teinture naturelle se transmet de génération en génération ; dans d’autres, nous collaborons avec de petits teinturiers utilisant des procédés plus sûrs et respectueux de l’environnement.

 

Une chose que nous gardons très présente est que nous ne cherchons pas l’uniformité. En fait, nous célébrons les petites irrégularités qui accompagnent le travail manuel : un fil sauté, une tache plus claire dans la teinture, une petite marque. Nous ne les considérons pas comme des défauts, mais comme des signes de la main humaine. Parfois, nous les mettons encore plus en valeur par des broderies ou des techniques de patchwork, en faisant partie intégrante de l’histoire de la pièce. Pour nous, ces détails portent la vie du tissu, et c’est cela qui le rend beau.

 

 

Injiri x Pearls - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

Pourriez-vous expliquer le processus de fabrication de vos collections ?

 

La fabrication de nos collections commence toujours par une conversation. Elle peut se faire avec un tisserand, un teinturier, ou parfois simplement avec un souvenir, une couleur vue dans un jardin, un fragment d’un textile ancien, une forme évoquée dans l’enfance. Nous ne commençons jamais en pensant au produit final. Le processus est guidé par la toile. Nous passons des mois à travailler de près avec des artisans pour développer la fibre, expérimentant avec des structures de tissage, des fils, des teintures et des textures. Chaque tissu a son propre parcours avant d’arriver à la table de découpe.

Les pièces sont produites dans différentes régions de l’Inde, chacune apportant quelque chose de différent. Nos textiles sont tissés par des artisans dans des endroits comme le Bengale occidental, le Gujarat (Bhujodi), le Madhya Pradesh, Kullu, Telangana et Cachemire. Le tissage se fait toujours dans les foyers des artisans ou dans de petits ateliers communautaires. Ce ne sont pas des environnements industriels, mais des espaces traditionnels, souvent familiaux, où le savoir se transmet avec calme de génération en génération.

Une fois que le tissu est prêt, il voyage dans notre atelier à Jaipur. Là, nous coupons, finissons et assemblons les pièces. Notre atelier est un espace calme, lumineux, plus proche d’un studio que d’une unité de production, où les tailleurs et les finisseurs travaillent lentement et avec soin. Nous collaborons aussi avec des femmes brodeuses. Ce qui unit tout cela, c’est la lenteur et le respect, pour les personnes, les processus et le matériau. Il n’y a pas de machines produisant des centaines de pièces en un jour. Juste des métiers à tisser, des mains, des aiguilles et du temps. Chaque pièce a passé par de nombreuses mains, laissant sa trace. C’est cela qui la rend unique.

 

 

Injiri Flowers - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

L’Inde est reconnue pour son esprit et sa conscience environnementale. Comment appliquez-vous ces valeurs dans votre marque ?

 

 

En Inde, la conscience environnementale n’est pas nouvelle ; elle a toujours existé en silence dans la façon dont les gens vivent, utilisent les ressources et fabriquent. Chez Injiri, nous essayons de rester proches de cette façon de penser. Pour nous, la durabilité n’est pas une initiative séparée ou une liste de points à vérifier, mais simplement intégrée dans notre façon de travailler, jour après jour. Il s’agit d’être réfléchis à chaque étape et de choisir de faire moins, mais avec plus de soin.

Nous produisons en petites séries, jamais en excès. Nos collections ne tournent pas autour des tendances ou des saisons à rotation rapide. Nous avançons lentement et ne lançons des pièces que lorsqu’elles sont vraiment prêtes. Cela nous aide à éviter la surproduction et à laisser de l’espace pour que chaque pièce soit réalisée avec attention.

Les chutes et restes de tissu ne sont jamais jetés. Même les petites quantités excédentaires sont conservées et réutilisées, parfois comme doublures, boutons recouverts ou ornements cousus à la main, souvent comme matière première pour des œuvres textiles artistiques.

Nous évitons aussi consciemment les matériaux synthétiques et plastiques. La majorité de nos emballages est en museline de coton ou en papier recyclé. C’est simple, fonctionnel et conçu pour être réutilisé ou composté. Rien n’est sur-emballé ni produit en excès.

Peut-être l’aspect le plus important est que nous concevons en dialogue étroit avec le lieu et le matériau. Nous ne croyons pas à imposer une idée à un tissu ou à une région. Au contraire, nous écoutons, laissant le métier, l’artisan, le climat et le rythme local guider le résultat. Cette façon de travailler est plus lente, mais plus honnête. Elle respecte l’environnement non seulement comme ressource, mais comme un système vivant auquel nous appartenons. Voilà la valeur que nous cherchons à transmettre dans tout ce que nous faisons.

 

 

Injiri Road - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

Quelle est votre vision de l’industrie de la mode aujourd’hui ?

 

Je pense que l’industrie de la mode est actuellement à un carrefour. D’un côté, elle avance plus vite que jamais, poursuivant les tendances, produisant à grande échelle et opérant rapidement. De l’autre, la conscience que quelque chose doit changer s’accroît. Si nous voulons vraiment transformer la mode, la première étape est de réintroduire le temps dans le processus. Il faut que les vêtements soient faits à un rythme humain, non pas selon les algorithmes ou les machines, mais selon celui des personnes, des saisons et des matériaux.

Il faut du temps pour cultiver le coton. Du temps pour filer, tisser à la main, teindre naturellement, broder à la main et coudre avec soin. Quand on accélère ce processus, on perd non seulement en qualité, mais aussi en sens. On oublie que les vêtements ont une vie avant d’arriver dans un rayon.

La deuxième étape, je pense, consiste à redéfinir ce qu’est vraiment la mode. Pas seulement en termes d’apparence, mais en termes de ressenti, de fonctionnement et de contenu. Un vêtement peut porter la mémoire. Il peut porter la dignité des mains qui l’ont fabriqué. Et cela a de l’importance. Lorsqu’un tisserand passe des jours à travailler sur un seul morceau de tissu, il mérite du respect, et le tissu lui-même, doit être traité avec soin. Cela signifie le couper avec réflexion, le finir correctement et créer quelque chose qui dure.

Si je devais formuler une vision pour l’avenir de la mode, ce serait celle-ci : nous devons construire une connexion émotionnelle plus profonde avec ce que nous portons. Pas seulement en tant que consommateurs, mais en tant que participants à un système plus large. Nous devons ralentir, consommer moins et mieux choisir. Nous devons nous interroger sur qui a fabriqué nos vêtements et comment. Et voir la mode non seulement comme un produit, mais comme une culture, un espace où la mémoire, l’identité et l’artisanat se rencontrent. C’est là que commence le changement.

 

 

Injiri women - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

Où distribuez-vous votre marque ?

 

Injiri est diffusée dans le monde entier par un processus très réfléchi et sélectif. Nous sommes présentes dans un nombre restreint de boutiques en Europe, au Japon et aux États-Unis, principalement des concept stores ou des boutiques indépendantes qui comprennent et valorisent le métier. Ce sont des lieux qui sont plus que de simples points de vente ; ce sont des espaces soucieux de la façon dont les choses sont faites et des histoires qu’ils portent.

En Inde, nous travaillons avec quelques boutiques partageant nos valeurs, et nous invitons aussi les personnes à visiter notre atelier à Jaipur. L’atelier n’est pas une boutique ouverte au public, mais un espace calme où nous recevons sur rendez-vous. Cela permet des échanges plus calmes et personnels, et donne aux visiteurs l’occasion de voir le processus derrière les pièces.

Jusqu’à présent, nous avons évité en grande partie le commerce en ligne, car nous voulions évoluer lentement et avec soin. Mais nous sommes en train de lancer notre propre plateforme de commerce électronique. Cela nous permettra de toucher plus directement nos clients en boutique, tout en conservant notre façon de travailler, en proposant des pièces conçues avec soin, partagées avec intention et respect.

 

 

Injiri Red - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

Quels sont vos projets ?

 

Un des projets dans lesquels nous sommes profondément engagés actuellement est une initiative de recyclage utilisant la technique Tukdi de Jaisalmer. La technique Tukdi est une méthode traditionnelle de patchwork qui a historiquement été utilisée pour réparer ou restructurer des textiles anciens, mais nous l’explorons comme un langage constructif en soi, porteur de mémoire, d’intention et d’un sens profond d’ingéniosité.

Au fil des années, nous avons accumulé une grande quantité de restes textiles, de petits fragments issus de la fabrication de vêtements. Ces fragments ont de la valeur pour nous, non seulement comme matériaux, mais comme pièces d’une histoire plus grande. Plutôt que de les jeter, nous avons travaillé avec des artisans à Jaisalmer pour remonter ces restes en utilisant la technique Tukdi, créant des tissus entièrement nouveaux. Ces surfaces patchées sont ensuite réinterprétées en vêtements et œuvres d’art, permettant aux résidus de prendre une nouvelle forme et un nouveau sens.

Ce projet ne se limite pas au recyclage. Il s’agit de ralentir et de se demander : que peut-on faire avec ce qui existe déjà ? Comment donner une nouvelle vie à ce qui est souvent passé inaperçu ? Il s’agit aussi de célébrer l’intelligence improvisée des techniques traditionnelles, la façon dont des générations de femmes et d’hommes ont utilisé des techniques simples pour prolonger la vie des textiles et, dans ce processus, créer une beauté complexe, spontanée et profondément personnelle.

En plusieurs sens, ce projet rassemble tout ce que nous valorisons chez Injiri : l’intégrité matérielle, le métier, la durabilité et la joie silencieuse de créer quelque chose de significatif avec soin et temps.

 

 

Injiri Pilows - Offrandes tissées, la corde sacrée d’Injiri - Pearls Magazine

 

 

« Parfois, j’ai l’impression que nous essayons de tout expliquer, de définir, d’étiqueter, de donner un sens à chaque fil et à chaque tissu. Mais dans le monde d’où nous venons, la signification se porte souvent en silence. Une pièce de tissu patchée, un fil lâche, un œillet légèrement tordu, ne sont pas des imperfections, ce sont des empreintes du temps. Elles parlent de mains qui ont travaillé lentement, de matériaux qui ont vieilli avec honnêteté, de vêtements faits pour être vécus, pas seulement regardés.

Je pense que la mode, en tant qu’industrie, pourrait laisser de l’espace à ce silence, à ce qui se ressent plutôt qu’à ce qui s’affiche. Tout n’a pas besoin d’être poli ou emballé. Certaines choses sont plus belles quand elles sont laissées un peu inachevées, un peu brutes, parce que c’est là que réside la présence humaine.

Chez Injiri, nous croyons toujours que ce qui n’est pas dit est aussi important que ce qui est exprimé. La répétition d’un point de couture, l’irrégularité d’une teinture, l’usure d’un tissu, sont des rappels que les vêtements ne sont pas seulement des produits, mais de la mémoire. Ma simple suggestion serait celle-ci : peut-être que la mode n’a pas besoin d’être bruyante ou rapide. Peut-être a-t-elle simplement besoin de rester tranquille de temps en temps et d’écouter. »

 

Photos : Injiri

Rédaction : Chinar Farooqui

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