a
Sorry, no posts matched your criteria.
Image Alt
Accueil • MOTHER EARTH  • Elise Sormani (Change Maker) : “L’Afrique n’est clairement pas la poubelle du monde”

Elise Sormani (Change Maker) : “L’Afrique n’est clairement pas la poubelle du monde”

Elise Sormani est française, installée au Cap (Afrique du Sud) depuis dix ans, où elle se consacre à la transition durable et à l’alignement de l’économie avec les écosystèmes naturels, la justice et l’équité sociale. Après des débuts en marketing en Europe, elle s’est orientée vers le développement durable. Sa carrière a évolué autour de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de l’économie circulaire, à travers divers rôles dans le secteur public, le recyclage, la mode éthique et en tant que consultante indépendante. Elise est aussi mère de deux filles et passionnée par le pilates, la danse, la nature, les bons vins, les rires et la littérature. Son déménagement en Afrique du Sud a été motivé par une opportunité professionnelle pour son mari, un changement initialement inattendu pour Elise qui envisageait de vivre en Amérique Latine, mais qui est devenu un coup de foudre progressif pour la région, malgré les défis historiques du pays.

Elise Sormani, Change Maker & Experte en économie circulaire

Comment vous êtes-vous intéressée à la mode éthique ?

En arrivant en Afrique du Sud, j’ai dû réinventer ma carrière. J’ai suivi un cours de couture et de là est née l’idée de créer une entreprise éthique qui donnerait du travail aux femmes des bidonvilles et produirait des sacs qui font sens et apportent une vraie valeur à la société. C’est donc dans cet état d’esprit que j’ai lancé WeAllShareRoots en 2016. Au fil des ans, sont venus s’ajouter, à l’impact social, les questions de matériaux. J’ai été la première marque en Afrique à utiliser du Piñatex et j’ai imprimé mes propres matériaux à l’encre végétale. Concernant la communication, j’ai également refusé de promouvoir les fêtes commerciales, comme la Saint Valentin. Je me suis refusée à la publicité sur les réseaux sociaux, du fait de l’utilisation controversée des données personnelles. Enfin, j’ai choisi d’explorer la circularité des matières et la réutilisation des déchets. De fait, j’ai conçu des lignes de produits uniquement à partir de chutes et j’ai réalisé de nombreuses collaborations avec d’autres marques pour donner vie à leurs propres excédents de tissus.

Clutch vegan Ipanapula en Piñatex de WeAllShareRoots.

Je connais également l’envers du décor : un marché demandeur mais peu enclin à payer plus cher des produits éthiques, le manque de fournisseurs de matériaux vraiment durables, surtout en Afrique, les casse-têtes de cash-flow de tout entrepreneur, etc.

En 2019, face à l’impact du COVID sur mon entreprise, j’ai décidé d’approfondir mes connaissances en mode responsable. J’ai pu découvrir l’étendue des problèmes associés à l’industrie de la mode, comme la pollution plastique, la surproduction, et les problèmes de fin de vie des produits. 

Cape Town, Afrique du Sud.

Concernant le dernier rapport sur la mode africaine pour l’UNESCO (2023) auquel vous avez contribué : que savez-vous des champs de coton ? 

Concernant les champs de coton, il est intéressant de reconnecter l’industrie de la Mode et du Textile à la nature, aux champs et aux agriculteurs. On a tendance à oublier que le secteur commence là. Les fils de coton ne naissent pas dans les usines par miracle industriel ! C’est donc dans les champs que l’histoire commence. Et en Afrique c’est notamment cette étape qui fait que la filière Mode et Textile représente le deuxième employeur sur le continent. Le coton est la principale fibre naturelle en Afrique : 37 des 54 pays africains produisent du coton. C’est également une source de revenus cruciale pour de très nombreux petits paysans locaux. 

Malheureusement la grande majorité du coton produit est exportée à l’étranger pour être filée puis transformée en textile. Or, c’est là que la majorité de la valeur se créée. 

« Il est fondamental pour l’Afrique de s’industrialiser et de garder sur son territoire une plus grande partie de la chaine de valeur, créatrice de PIB, de balance commerciale positive et d’emplois. »

Elise Sormani

De plus, pour produire des vêtements, l’Afrique doit donc réimporter le coton, une fois transformé. C’est par conséquent un coût et une pénalité additionnels pour les créateurs locaux. 

Sur une note plus positive, l’Afrique a le potentiel pour devenir cheffe de file dans la culture durable du coton : la production de fibres de coton biologique en Afrique subsaharienne a augmenté de plus de 90 pour cent entre 2019 et 2020. Cela peut ouvrir des potentiels de développement important, ainsi qu’aider à alléger la facture environnementale, plutôt lourde, de la culture actuelle du coton.

Alphadi Seidnaly, photo Instagram

Qu’en est-il des montagnes de déchets textiles importés de l’Occident… ?

Il s’agit là d’un sujet compliqué. D’un côté, il est absolument inadmissible que les pays dits « développés » puissent exporter leurs déchets vers d’autres pays, à défaut de les traiter localement. L’Afrique n’est clairement pas la poubelle du monde.

Sous couvert de donations et de bonnes œuvres, l’Europe et les USA exportent 150 à 200 tonnes de textiles par jour vers l’Afrique, selon des chiffres de Greenpeace. 

« 40 pour cent de ces textiles ne sont pas réutilisables et viennent donc polluer des décharges à ciel ouvert sur le continent. »

Une pollution dont se passerait bien l’Afrique, déjà en proie au casse-tête du traitement de ses propres déchets. De plus, ce trafic alimente un véritable réseau mafieux et offre une concurrence directe, difficile à combattre, pour les marques et créateurs locaux.

Mais d’un autre côté, le continent, en particulier le Ghana, est devenu dépendant de ces importations. Elles alimentent non seulement tout un secteur informel qui s’est développé autour, mais elles sont également sources d’habillement pour de nombreux locaux, n’ayant pas les moyens d’accéder aux marques et aux enseignes, souvent internationales. Des opportunités d’emploi et de développement se sont également créées avec de nombreux tailleurs et couturiers locaux qui revisitent et réajustent les vêtements de deuxième main, mais aussi des pilotes de recyclage industriel et des ONG très actives sur place dans le domaine de l’upcycling et la réinsertion sociale. 

D’ailleurs à chaque fois qu’un pays Africain fait le choix de bannir les importations de vêtements usagés, nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour les féliciter et celles qui s’inquiètent de l’avenir de tout un pan de la population locale.

Création de Christie Brown, photo Instagram

…des jeunes créateurs… ?

L’Afrique est un continent particulièrement jeune et créatif. Elle regorge de jeunes talents qui interprètent à leur manière les codes modernes et traditionnels. Avec l’émergence d’une consommation « made in Africa », tant locale qu’à l’internationale, via notamment la diaspora, beaucoup de jeunes talents ont le vent en poupe et bénéficient d’une belle visibilité. Mais, on l’évoquera plus loin, les obstacles pour un vrai développement du secteur de la Mode en Afrique sont nombreux, et beaucoup restent encore dans l’ombre.

Dans tous les cas, il est particulièrement intéressant de voir les jeunes créateurs mettre en avant les techniques et tissus de leur pays, tout en leur donnant un twist contemporain. La notion d’identité est très forte localement. 

…et de l’industrie du luxe ?

L’Afrique compte de nombreuses marques de haute couture et créateurs emblématiques : Alphadi, Christie Brown, Imane Ayissi, Thebe Magugu, Kenneth Ize etc. Fortement présents sur la scène internationale, ils répondent également aux besoins et envies d’un secteur grandissant de la population en Afrique :  les grandes fortunes. Le Africa Wealth Report de 2023 prévoit une augmentation de 42 pour cent du nombre de millionnaires africains au cours des 10 prochaines années. 

Aussi, comme l’évoque le rapport de l’Unesco, l’impact du travail des créateurs de luxe s’étend bien au-delà de leurs produits : ce sont de véritables agents de changement et des moteurs d’innovation qui opèrent à la jonction cruciale entre l’artisanat, l’art et l’industrie. C’est tout un écosystème local qu’ils soutiennent par leurs marques : artisans textiles, couturiers, assembleurs, modèles etc. Ils jouent un rôle actif sur le continent dans le développement d’une industrie reconnue et appréciée, mais également à l’international par leur visibilité et désirabilité.

On assiste d’ailleurs à l’essor des « Fashion week » locales, à commencer par la semaine de la mode de Lagos au Nigéria, reconnue désormais mondialement, ou encore la SA Fashion Week en Afrique du Sud.

On voit également de nombreux rapprochements se faire « dans l’autre sens » où les marques internationales viennent explorer la créativité locale, c’était le cas notamment il y a peu avec Chanel et son premier défilé subsaharien, qui s’est également accompagné de belles collaborations avec des artisans locaux.

Création d’Imane Ayissi, photo Instagram

Selon vous, à quelles barrières l’Afrique est-elle confrontée pour pouvoir développer son plein potentiel ?

L’Afrique fait face à de nombreuses barrières dans le développement de son industrie de la mode, malgré son potentiel international. Le rapport de l’Unesco identifie cinq obstacles structurels principaux : le manque de cohérence et de coordination dans les politiques de soutien, l’insuffisante protection des droits de propriété intellectuelle pour les textiles traditionnels, les lacunes en éducation et formation dans les métiers de la mode, le déficit d’investissements et d’infrastructures, ainsi que les impacts environnementaux négatifs.

À ces problèmes s’ajoutent d’autres difficultés telles que les coûts élevés des textiles, le manque de compétences dans l’industrie textile moderne, les habitudes d’achat orientées vers la fast fashion, la présence de vêtements de seconde main, et le manque de développement logistique pour l’exportation. Ces obstacles entravent la création d’une industrie de la mode africaine solide et durable.

Au niveau de la durabilité : pourquoi l’Afrique constitue-t’elle une source d’inspiration? 

Sans l’ombre d’un doute, s’il y a un continent qui pourrait être chef de file dans l’art de « faire plus avec moins » c’est bien l’Afrique. Il y a une vraie tradition locale de recyclage, d’upcycling et de réparation. Les matériaux et les produits sont utilisés et réutilisés au maximum par une grande majorité de la population. L’économie circulaire prend tout son sens ici, surtout au sein du secteur informel.

Aussi, en ce qui concerne l’industrie de la mode et du textile, on dénombre de nombreuses fibres naturelles indigènes (raphia, jute, bambou, lin, chanvre, fibre de coco, sisal etc.) dont les techniques d’extraction et de tissage sont traditionnelles et souvent pratiquées à la main. Et nombre de ces pratiques, auxquelles s’ajoutent celles de tressage, de teinture végétale et d’ornement sont millénaires et donnent lieu à un grand nombre de textiles uniques, faits main et de grande qualité, la définition même de la fameuse « slow fashion » d’aujourd’hui. Aussi l’impact social de ce travail est considérable. Les tissus traditionnels non seulement permettent de préserver des savoir-faire anciens mais rétribuent souvent des communautés marginalisées. En privilégiant des artisans et producteurs locaux, les marques et créateurs soutiennent un écosystème vecteur de ressources et d’emplois locaux.

Mais attention, qui dit « made in Africa » ne dit pas nécessairement durable. Comme partout dans le monde, la transparence des processus de fabrication laisse encore à désirer et on ne sait pas toujours comment et où exactement les vêtements sont faits. Aussi il faut distinguer « dessinés et assemblés » en Afrique de « produits en Afrique de A à Z », comme c’est souvent le cas aussi pour les produits européens, les tissus peuvent avoir été sourcés en Asie, au détriment, voire au péril, des textiles locaux. 

Création de Kenneth Ize, photo Instagram

Que pensez-vous des enseignes de fast fashion, comme H&M par exemple, qui mettent en place de nouvelles actions pour réduire leur impact?

Personnellement, j’ai un regard mitigé sur une marque comme H&M. D’une part, son business model basé sur ce qu’on appelle la Fast Fashion (gros volume, coûts au plus bas pour résumer) est absolument incompatible avec la notion de mode responsable. Une immense partie des impacts de la mode est principalement due à la surproduction et la surconsommation. 

« On aura donc beau changer le polyester par du coton bio, on continuera encore et toujours à prélever trop de ressources naturelles et à produire trop de déchets. Il y a donc une vraie contradiction de base. »

Néanmoins, en parallèle, rares sont les marques qui offrent de la « mode durable » à bas prix et qui ont un tel accès à un si grand nombre de consommateurs. Ils contribuent donc à une certaine démocratisation de ces concepts, comme l’accès à des matériaux plus responsables, le recyclage des vêtements en fin de vie etc. Encore une fois, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg mais la transition doit être l’objet de tous et l’avantage de ces énormes marques c’est aussi leur portée et leur visibilité.

Malheureusement ce positionnement flou de fast fashion responsable (qui est un oxymore !) se répercute également sur les résultats financiers d’H&M, menacés par l’émergence d’acteurs pour qui les questions sociales et environnementales ne sont pas un vrai sujet, comme Shein ou Temu, et qui sont donc beaucoup plus compétitifs en termes de prix, coûts et designs. C’est bien dommage.

Que pensez-vous du projet de loi en France visant à imposer un système de pénalité/récompense sur le prix de la fast fashion ?

Je soutiens complètement cette initiative car tant que les marques de fast fashion resteront si peu chères et donc si attractives pour les consommateurs (le prix reste encore et toujours un des critères numéro un de choix), nous n’arriverons jamais à combattre la surproduction, l’exploitation humaine, les méthodes de production bon marché et fortement polluantes, la faible qualité des vêtements et l’abondance de déchets. 

Néanmoins je suis d’accord avec les associations qui demandent l’abaissement du critère de commercialisation de 1.000 nouveaux produits par jour à 5.000 nouveaux modèles par an, cela permettra d’inclure de nombreuses marques de fast fashion, tout aussi nocives pour l’environnement que celles visées initialement par le projet de loi.

Création de Thebe Magugu, photo Instagram

Avez-vous de nouveaux projets pour cette année ?

Je suis en contact avec les organisateurs du principal évènement professionnel textile d’Afrique du Sud pour les aider à intégrer plus de contenus responsables et de sensibilisation.

Je travaille également de près avec une organisation locale qui ambitionne de lancer cette année des évènements d’envergure autour de la mode circulaire en Afrique, notamment au Kenya et en Afrique du Sud.

Et comme toujours, j’aime faire usage de ma liberté de ton et d’esprit pour partager les innovations et les contradictions de la mode éthique sur Linkedin.

Enfin, je garde ma casquette de coordinatrice d’un groupe bénévole en France, le Collectif Démarqué, qui agit pour la sensibilisation aux enjeux de la mode durable et aux impacts de la mode conventionnelle sur Instagram et auprès des jeunes publics.

Et, grande nouveauté, je prépare également le retour de ma famille sur le sol français dans les prochains mois, un gros challenge personnel et professionnel après une décennie en Afrique !

Photo Une : Pexels / Clint Maliq

Retrouvez l’actualité de la mode éthique dans notre magazine